Je me présente

Je me présente : Marie-Constance G., trente-quatre ans, un mari, pas d’enfants, pas de profession. Hier, j’écoutais le son de ma voix. C’était dans la petite chambre bleue de notre appartement qu’on appelle la « chambre sonore ». Je me récitais des vers de Baudelaire qui me revenaient. Il me semble que ma voix est plutôt agréable. Mais s’entend-on soi-même ?

Justement, mon amie Françoise, rencontrée la semaine dernière, m’a dit : Tu as une merveilleuse voix, c’est idiot de n’en rien faire, et plus idiot encore de rester inactive, une femme doit absolument avoir une occupation à notre époque… quand nous étions ensemble au Conservatoire, tu montrais réellement beaucoup de talent… pourquoi ne mets-tu pas une annonce dans les journaux pour proposer d’aller faire la lecture à domicile chez les uns ou les autres ? Françoise est charmante, mais elle a souvent des idées saugrenues. En ce qui la concerne, elle a plutôt les pieds sur terre – elle est secrétaire chez un avocat –, elle n’en projette que plus volontiers sur les autres un grain de romantisme et de bizarrerie. Idée bizarre en effet : se faire lectrice à domicile, à l’heure des livres-cassettes, comme au temps des duchesses, des tsarines et des dames de compagnie. Mais non, a dit Françoise, pas du tout, ce peut être très différent aujourd’hui, tout à fait pratique et concret : des malades, des handicapés, des vieux, des retraités, des célibataires. Perspective réjouissante, en effet. Mais j’avoue que des célibataires, c’est drôle. L’idée a cheminé en moi.

 

Me voici devant le type de l’agence qui prend les textes des annonces. Il mâchouille un mégot éteint sous une moustache balai-brosse, l’œil braqué sur moi. C’est difficile à allumer, un œil vide. Il essaie pourtant. Je n’ai pas de conseil à vous donner, dit-il, mais à votre place… je ne passerais pas une annonce de ce genre… vraiment pas… surtout pas dans une ville comme la nôtre… Je lui demande pourquoi. Il hoche la tête, pousse un soupir, relit mon petit papier qu’il tortille d’un air accablé : « Jeune femme propose lecture à domicile : textes littéraires, textes documentaires, textes divers ». Suit mon numéro de téléphone. Vous allez avoir des ennuis… Une dactylo installée à une table voisine s’arrête de temps en temps pour s’injecter dans une narine le contenu d’un pulvérisateur de poche. Elle en profite pour nous regarder furtivement, nous écouter sans doute. Il baisse la tête et la voix : Croyez-moi, je connais mon métier… Je lui réponds sèchement : Je vous demande de passer cette annonce, pas de la commenter. Il m’observe sans rien dire, fixement, puis m’explique que beaucoup de journaux, et même parmi les plus célèbres, publient aujourd’hui des annonces plus ou moins équivoques et qu’on pourrait se méprendre sur la mienne… Il se remet à mâchouiller, à hocher la tête. Je lui dis que mon annonce n’a rien d’équivoque. Reniflements de la dactylo. Dans ce cas, dit-il, il faut enlever « Jeune femme »… Pour mettre quoi ? Il réfléchit, se concentre : Pour mettre « Personne ». À mon tour d’être interloquée : Comment, personne ? Il tient toujours mon papier dans ses mains, l’éloigné un peu de ses yeux comme pour mieux le lire, le mégot vacille sur sa lèvre inférieure. Oui, il faut dire : « Personne susceptible de lire à domicile offre ses services, etc. », vous voyez, « Personne » n’a pas de sexe ! Assez éberluée, je lui réplique qu’on ne comprendra rien à l’annonce si elle est rédigée en un tel charabia. Il se tait, piqué, puis brusquement : Bon, si vous y tenez, on va la passer comme ça, après tout c’est votre affaire, mais au moins ne donnez pas votre téléphone, contentez-vous du code du journal si vous voulez limiter les dégâts… croyez-moi, j’ai l’habitude de ces choses et ce que vous proposez est justement très inhabituel… Il tend le papier à la dactylo, sans la regarder, d’un air vaguement dégoûté, et lui demande de taper le texte en trois exemplaires pour les trois journaux locaux. Puis il s’empare d’une calculette, établit ma facture. Je fais un chèque, je me lève, je sors. Je sens son regard traîner sur mes mollets et sur mes talons.

Me voici maintenant devant celui que j’appelle « mon vieux maître ». Il n’est pas vieux. À peine sexagénaire. Col roulé, veston de tweed, la pipe, un air de bon chien à l’œil vif. Très décontracté, le cher Roland Sora me voit toujours, semble-t-il, arriver avec plaisir. Il a été mon professeur, à la Faculté des Lettres, il y a quinze ans et j’ai gardé avec lui une relation d’amitié et de confiance. Il s’était fait une règle de ne jamais coucher avec ses étudiantes, aussi n’ai-je jamais été sa maîtresse. Mais ç’aurait pu être : le courant passait. Je viens de temps en temps bavarder avec lui dans son bureau et lui demander conseil sur ceci ou cela. S’il y a trop d’étudiants qui font la queue devant sa porte, il sort avec moi, m’emmène dans sa voiture et nous allons prendre un café quelque part, au bistrot du coin. S’il est libre, je m’assois en face de lui dans le bureau.

C’est le cas aujourd’hui. Compliments d’usage. Il me dit trois mots gentils sur mon teint, ma mine. Je note à haute voix que ses cheveux s’argentent sérieusement et que cela lui va bien. Puis je lui expose mon idée. Je sens qu’elle l’étonne, mais qu’il ne veut pas le montrer. Tout est possible, dit-il, pourquoi pas la lecture à domicile ? Puisque tu as commis l’erreur impardonnable de ne pas finir les études dont tu étais capable, que tu es sans perspective ni situation, tout ce qui peut te sortir de ce désœuvrement est bon. Mais par voie d’annonce, franchement… ! Je lui demande : Et pourquoi pas par voie d’annonce ? Il bourre sa pipe, tasse le tabac anglais, grommelle : En effet, pourquoi pas ? Mais il ne me cache pas son scepticisme. Il doute que cela donne un résultat, que j’aie des réponses. Je lui dis qu’on verra bien, mais que j’aimerais avoir de lui quelques avis sur le genre de textes que je pourrais choisir pour mes auditeurs éventuels, s’il s’en présente. Il réfléchit ou feint de réfléchir, tire sur la pipe, envoie des ronds de fumée en l’air. Il faut surtout, dit-il, ne pas proposer des textes rasoirs : pas de grandes œuvres, pas de Proust, pas de Robbe-Grillet, pas de poésie non plus, des choses faciles qui passent bien. Les petits naturalistes par exemple. C’est précis, il y a des histoires, des événements, des faits… Il a toujours eu la marotte des « petits naturalistes ». Je crois qu’il leur a consacré sa thèse autrefois. Et je me souviens de très beaux cours – un peu théâtraux, mais bien ordonnés – qu’il faisait sur eux. Je le lui rappelle, et il sourit, rêve un instant, dans la brume de sa fumée et de son souvenir. Puis il se lève tout d’un coup et se dirige vers la bibliothèque placée à droite de son bureau en disant : Pourquoi les « petits naturalistes » ? Pourquoi pas les grands ? Pourquoi pas Maupassant ? Il n’y a rien de mieux que Maupassant, crois-moi Marie-Constance, pour tous les âges, tous les goûts, toutes les conditions, tous les pays… pour ton projet, c’est ce qu’il y a de mieux… ne va surtout pas t’embarquer dans des choses ambitieuses et prétentieuses… Il a pris sur les rayons un beau Maupassant, une vieille édition à reliure brune, il tourne les pages, il cherche. Il faut choisir, dit-il, des nouvelles fantastiques, tu es sûre du succès… Et le voilà qui se lance dans une curieuse évocation de ses débuts d’enseignant ; il était dans un lycée provincial où on lui avait confié des petites classes qui l’ennuyaient alors qu’il rongeait son frein, impatient de commencer une carrière universitaire, et pour se désennuyer, il consacrait de longues heures de classe à lire aux élèves des histoires fantastiques : immense succès, les gosses avaient peur mais, adorant avoir peur, se délectaient et montraient une attention dont ils étaient incapables pour n’importe quel autre exercice. Une expérience pédagogique comme une autre. Je pouvais m’en inspirer.

Pour illustrer ses propos, semble-t-il, il feuillette le livre, cherche, trouve le récit auquel il pensait sans doute. Voilà, dit-il, La Main. Tu connais ? Tout le monde connaît La Main. Je lui avoue que je ne me souviens pas très bien. La Main, dit-il, c’est l’histoire d’un Anglais excentrique qui est venu s’isoler en Corse et qui, sur le mur de sa maison, a accroché une main humaine assez mystérieuse. L’histoire est supposée être racontée par un juge à des femmes qui, bien entendu, se trémoussent en l’écoutant :

« … Plusieurs femmes s’étaient levées pour s’approcher et demeuraient debout, l’œil fixé sur la bouche rasée du magistrat d’où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l’avide et insatiable besoin d’épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim… »

Il s’arrête pour dire : L’insatiable besoin d’épouvante qui hante leur âme, c’est beau ça, non ? Il a lu d’une voix grave, nettement timbrée. Je regarde sa bouche, le pourtour bien rasé de sa bouche. Il saute quelques lignes, reprend le texte un peu plus loin. Et voilà l’Anglais, dit-il :

« C’était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d’hercule placide et poli. Il n’avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d’outre-Manche. Au bout d’un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois… »

Et maintenant, voilà la main !

« … Au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l’œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se détachait. Je m’approchai : c’était une main, une main d’homme. Non pas une main de squelette blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse sur les os coupés net, comme d’un coup de hache, vers le milieu de l’avant-bras… »

Il interrompt sa lecture, referme le livre, attend ma réaction. Comme elle ne vient pas très vite, il enchaîne lui-même : Tout à fait efficace… des ficelles, bon… des effets simples, un peu gros… mais ça marche… voilà ce qu’il faut prendre comme texte, si tu veux te faire un public… un bon auteur français, valeur sûre… qui savait manier le suspense et le thrilling comme pas un… ça accroche à tous les coups… Il doit être déçu de constater que je ne parais pas totalement convaincue. En réalité, je le suis. Mais je me demande à qui je vais avoir l’occasion de lire ces horreurs. J’imagine très mal.

Il a remis le livre à sa place et pense déjà à autre chose. Il me propose de déjeuner avec lui un de ces jours. Il me demande comment va Philippe. Philippe, c’est mon mari. Connaît-il mon projet ? Je lui réponds qu’il le connaît, mais qu’il s’en fout. Cela dit sans la moindre agressivité à l’égard de Philippe. Je l’aime vraiment autant qu’on peut aimer un mari et je le trouve tout à fait bien dans son genre : le genre jeune chercheur occupé mais cool, ingénieur en aérologie, sans complication. Mais c’est vrai : il s’en fout. Si je suis contente de quelque chose, il prend acte. Si je souhaite que ma vie change, il prend acte aussi. Il est tout, sauf contrariant. C’est ce que je dis de lui à Roland : tout sauf contrariant. Il me répond que je ne connais pas ma chance. Puis, me prenant par le bras, il me fait sortir du bureau et m’emmène au bistrot du coin.